La douille morte

 

Tu traînes par une forêt ténébreuse, celle de Dante vraisemblablement.  Tu tombes soudain dans une clairière. Tu te rends compte du coup que c’est un lieu saint.  Que quelque chose de sacré s’est passé ici. Parfois tu percevras une trace de fumée qui plane dans l’air.  Ou une légère odeur que tu sens. Ou bien un goût même, dû à la proximité du gustatif à l’olfactif. Mais surtout, surtout tu sais que c’est ici que la vie se sera mise en jeu–jeu gagné peut-être pour un bout de temps, perdu peut-être à jamais–parce que tu foules sous le pied des douilles fraîches qui jonchent le sol de cette jungle.

La douille creuse.  Vidée d’une énergie maintenant épuisée. Une nuclée déjà immatérielle.  Une détonation aura animé cette matière inerte, l’aura propulsée, l’aura mise en vol.  Si l’objectif aura été atteint, la cible touchée, tu peux pas déterminer à partir d’un coup d’oeil visant la douille.  Tu sais seulement que son inertie est une conséquence, reste de cette énergie emmagasinée, depuis libérée et irrécupérable.  Toi, rien qu’à la vue de cette douille–son amorce évaporée, sa force disparue, son unique trajectoire lancée dans le vide–toi, tu peux pas t’empêcher de deviner ce qui se sera passé, ce qui aura fait tirailler comme ça, quelle victoire éphémère aura été gagnée ou cédée ici.

Des fois, tu trouves des douilles entassées, une vingtaine peut-être.  Passion frénétique lâchée. Désespoir envolé. Terreur. Férocité. Intoxication même.  Un des potes aura balancé par rafale tout un chargeur plein. Plusieurs, peut-être. Dans ce vide vert, dans cette noirceur, par une peur sombre de l’Inconnu et dans l’espoir vain que cet Inconnu soit de telle sorte à se laisser dissiper de telle façon.  D’autres fois, pourtant, tu trouves que deux-trois douilles… une solitaire, peut-être. Mystère. Un coup, un mort? Qui aura tiré ce coup-là? Qui en sera la victime? Qui aura répéré qui le premier? Qui aura visé le plus juste? A quel effet? Et ce sang?  A qui ce sang?

Le témoin muet de ces convulsions, c’est un mince tube de laiton encore brillant de neuf,  ses entrailles brûlées, vides. Le biffin, il fixera, sans paroles, un tas de douilles fraîches.  Il regardera immobile, longtemps comme s’il essayait de reconstruire dans son imagination le comment et le pourquoi de ces choses.  Du bout de sa godasse éculée, il remuera, mais avec quelle tendresse, ce triste amas de métal. Il s’imaginera. Il se souviendra. Il se demandera.  S’imaginera… comment cette bagarre se sera accomplie, quelle fureur aura vidé ces douilles, les aura éparpillées ici. Se souviendra… comment lui-même aura balancé du cuivre brûlant ainsi sur ce sol tapissé de végétation pourrissante.  Se demandera… si, comme ces coques de métal burni il ne se sera pas lui-même vidé de puissance, d’énergie, de feu… d’espoir et de rêve et d’esprit pour se retrouver à la fin et de tous ses jours, rien qu’une douille morte.

 

Alan Farrell a servi parmi ses supplétifs montagnards le long de la piste Ho Chi Minh au Laos 1968-70 comme cabot-chef chez les commandos du Studies and Observations Group des Forces Speciales US. Droit d’auteur sur l’original. Traduit 2018 par l’auteur, Alan Farrell. Photos and text copyright (c) Alan Farrell 1968-2017 all rights reserved. 

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